"Moncœur" ou les parents
culcul-la-praline
M le magazine du Monde | 02.05.2014
| Jean-Baptiste Talbourdet/M Le magazine du Monde
622 mots
Non, je n'ai pas fait de faute, c'est de « moncœur »
que je veux parler.
Ou plutôt « monccuyieur ». Un mot qui se dit d'une traite, sans respirer.
J'ai passé, la semaine dernière, une demi-heure éprouvante dans une salle
d'attente face à une mère enamourée qui parlait à son garçon de 3 ans en
l'appelant « moncœur » toutes les dix secondes. Faites le calcul. Les
trente minutes passent lentement. Et la salle d'attente était si petite que
l'on se frôlait dès qu'on tournait une page de Voici. J'ai tout essayé pour ne pas me faire
prendre
la tête par les rafales de moncœur. Feuilleter
le meilleur quotidien français, consulter
les courriels sur mon i-Phone, écrire
des SMS, lire
un livre d'économie, méditer… Rien à faire.
« Moncœur, moncœur, moncœur… »
« Non, pas comme ça, moncœur (…). Fais attention, moncœur (…). Tu veux colorier,
moncœur (…). Reste assis, moncœur (…). Tu gênes le monsieur, moncœur… » Mais, bon
Dieu, cet enfant n'a-t-il donc pas de prénom ? Vous savez, un pré-nom.
Rappelez-vous, quand son père est
allé le déclarer
à la mairie, il a écrit quoi sur le registre ? Moncoeur Dupont ? Il y a de quoi
les rendre
débiles, ces pauvres enfants, ou leur fabriquer
de beaux problèmes d'identité, à les saouler
de moncœur… J'ai pensé pour me consoler
au jour où le grand ado tout poilu allait gueuler
d'une voix “muée” à sa mère : « Mais
arrête de m'appeler
moncœur ! »
MANQUE D'IMAGINATION
J'ai aussi
pensé à toutes ces « amies » Facebook
que j'ai « défriendées » parce qu'elles ne pouvaient s'empêcher
d'informer
la Toile entière de tout ce que faisait « moncœur » (ou « mon
ptitcœur »). Et quand je dis tout, c'était vraiment tout. Le sommeil, la
rougeole, le pot (ah ça, très important, le pot), les déguisements, les goûters
d'anniversaire, les bêtises et bien sûr… les mots d'enfant. Comment expliquer
qu'on n'écrit pas ces trucs-là ? Que, une fois transcrit, ça devient
immensément nunuche ? A la limite, on en parle en vitesse dans le métro du
matin : « Tu sais pas ce qu'il me
fait ? Une varicelle. » Car, bien sûr, « moncœur » n'est
pas juste malade, il « nous fait » une maladie. Ou alors on
raconte vite fait, entre deux stations, une réflexion amusante du
« gââmin ». Sans insister.
On sourit et on passe à autre chose. Mais l'écrire
comme statut de Facebook,
entre une info sur l'effondrement d'une crèche de vingt étages en Arizona et la
vidéo de fail d'une chanteuse refaite, quelle horreur ! Oui je sais, les mêmes
qui appellent leur progéniture « moncœur », nommaient ainsi leur
amoureux avant d'être
mère. Moncœur a migré. On n'y peut rien. Je ne critique pas.
Le manque
d'imagination n'est pas une tare. D'ailleurs, j'ai trouvé plusieurs sites et un
blog qui donnent des exemples de lettres, messages et SMS d'amour à utiliser
quand on veut écrire
à « moncœur » et qu'on est en panne d'inspiration. De jolies
phrases-types pour toutes les occasions. Des mots bien dégoulinants de coucher
de soleil et de corolles de fleur. Or,
le cœur n'a pas toujours été cette rengaine mièvre. Cherchez dans des
dictionnaires d'étymologie les anciennes façons d'écrire
le cœur en français, vous verrez : au XIe siècle, c'est le quors ou
le quers ou le coer ou le cuer. Le point commun à toutes ces occurrences était
qu'on y parlait de volonté, de courage, d'ardeur… et d'affect certes, mais de
temps à autre. Puis l'Eglise en a fait le siège de la grâce. Et ce n'est finalement
qu'assez tardivement qu'il est devenu avant tout ce truc tout mou chanté par
Verlaine, Anna de Noailles… et les milliers de parents cucul-la-praline.
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