vendredi 25 mars 2016

"Moncœur" ou les parents culcul-la-praline


M le magazine du Monde | 02.05.2014
| Jean-Baptiste Talbourdet/M Le magazine du Monde

622 mots

Non, je n'ai pas fait de faute, c'est de « moncœur » que je veux parler. Ou plutôt « monccuyieur ». Un mot qui se dit d'une traite, sans respirer. J'ai passé, la semaine dernière, une demi-heure éprouvante dans une salle d'attente face à une mère enamourée qui parlait à son garçon de 3 ans en l'appelant « moncœur » toutes les dix secondes. Faites le calcul. Les trente minutes passent lentement. Et la salle d'attente était si petite que l'on se frôlait dès qu'on tournait une page de Voici. J'ai tout essayé pour ne pas me faire prendre la tête par les rafales de moncœur. Feuilleter le meilleur quotidien français, consulter les courriels sur mon i-Phone, écrire des SMS, lire un livre d'économie, méditer… Rien à faire.
« Moncœur, moncœur, moncœur… » « Non, pas comme ça, moncœur (…). Fais attention, moncœur (…). Tu veux colorier, moncœur (…). Reste assis, moncœur (…). Tu gênes le monsieur, moncœur… » Mais, bon Dieu, cet enfant n'a-t-il donc pas de prénom  ? Vous savez, un pré-nom. Rappelez-vous, quand son père est allé le déclarer à la mairie, il a écrit quoi sur le registre ? Moncoeur Dupont ? Il y a de quoi les rendre débiles, ces pauvres enfants, ou leur fabriquer de beaux problèmes d'identité, à les saouler de moncœur… J'ai pensé pour me consoler au jour où le grand ado tout poilu allait gueuler d'une voix “muée” à sa mère : « Mais arrête de m'appeler moncœur ! »

MANQUE D'IMAGINATION

J'ai aussi pensé à toutes ces « amies » Facebook que j'ai « défriendées » parce qu'elles ne pouvaient s'empêcher d'informer la Toile entière de tout ce que faisait « moncœur » (ou « mon­ ptitcœur »). Et quand je dis tout, c'était vraiment tout. Le sommeil, la rougeole, le pot (ah ça, très important, le pot), les déguisements, les goûters d'anniversaire, les bêtises et bien sûr… les mots d'enfant. Comment expliquer qu'on n'écrit pas ces trucs-là ? Que, une fois transcrit, ça devient immensément nunuche ? A la limite, on en parle en vitesse dans le métro du matin : « Tu sais pas ce qu'il me fait ? Une varicelle. » Car, bien sûr, « mon­cœur » n'est pas juste malade, il « nous fait » une maladie. Ou alors on raconte vite fait, entre deux stations, une réflexion amusante du « gââmin ». Sans insister. On sourit et on passe à autre chose. Mais l'écrire comme statut de Facebook, entre une info sur l'effondrement d'une crèche de vingt étages en Arizona et la vidéo de fail d'une chanteuse refaite, quelle horreur ! Oui je sais, les mêmes qui appellent leur progéniture « moncœur », nommaient ainsi leur amoureux avant d'être mère. Moncœur a migré. On n'y peut rien. Je ne critique pas.
Le manque d'imagination n'est pas une tare. D'ailleurs, j'ai trouvé plusieurs sites et un blog qui donnent des exemples de lettres, messages et SMS d'amour à utiliser quand on veut écrire à « moncœur » et qu'on est en panne d'inspiration. De jolies phrases-types pour toutes les occasions. Des mots bien dégoulinants de coucher de soleil et de corolles de fleur. Or, le cœur n'a pas toujours été cette rengaine mièvre. Cherchez dans des dictionnaires d'étymologie les anciennes façons d'écrire le cœur en français, vous verrez : au XIe siècle, c'est le quors ou le quers ou le coer ou le cuer. Le point commun à toutes ces occurrences était qu'on y parlait de volonté, de courage, d'ardeur… et d'affect certes, mais de temps à autre. Puis l'Eglise en a fait le siège de la grâce. Et ce n'est finalement qu'assez tardivement qu'il est devenu avant tout ce truc tout mou chanté par Verlaine, Anna de Noailles… et les milliers de parents cucul-la-praline.


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