La tablette, ce
nouveau doudou
Par Pierre Jaxel-Truer
« M », le magazine du Monde | 28.10.2012
Les histoires sont nombreuses. Un enseignant d'école
maternelle s'étonne de voir ses petits tenter d'animer une page de papier en
faisant glisser leur doigt de droite à gauche. Un père est surpris quand son
enfant préfère colorier son iPad plutôt qu'un cahier. Mutation culturelle
inquiétante ou apparition d'une nouvelle forme d'intelligence ? Le débat sur l'usage des tablettes
numériques tactiles ne fait que s'ouvrir alors que ces instruments entrent
chaque jour plus nombreux dans les maisons.
"Les parents et les enseignants s'inquiètent",
constate Olivier Gérard, spécialiste des nouvelles technologies au sein de
l'Union nationale des associations familiales (UNAF). Le 23 octobre, Apple a
lancé son nouvel iPad Mini. Trois jours plus tard, Microsoft a dévoilé sa
tablette Surface. On attend aussi une prochaine évolution de la Nexus de
Google. Selon l'institut GfK, 3,4 millions de tablettes seront vendues cette année
en France (2,4 fois plus qu'en 2011) et plus de 10 % des familles en seront
équipées fin 2012.
"DOUDOU NUMÉRIQUE"
Les plus jeunes se sont emparés d'un nouveau "doudou[1]
numérique", comme l'appelle le psychologue et psychanalyste Michael
Stora, fondateur de l'Observatoire des mondes numériques en sciences humaines.
Selon une étude réalisée par l'institut CSA en septembre, les moins de 12 ans
en feraient déjà un usage régulier dans 71 % des foyers équipés. Les éditeurs
l'ont compris, qui investissent massivement le marché des applications[2]
éducatives. La technologie et le commerce vont-ils trop vite ? "On peut le
regretter mais, en matière de recherche sur l'usage des tablettes, on n'en est
encore qu'au début", note Olivier Gérard.
Le 20 janvier 2013, l'Académie des sciences posera une
première pierre en présentant un rapport très attendu sur le bon usage des
écrans, dont une partie sera consacrée aux tablettes. Le psychanalyste et
psychiatre Serge Tisseron, qui en sera l'un des auteurs, appelle à la "prudence".
"Les enfants aiment-ils les tablettes ? Ils imitent surtout leurs
parents", estime-t-il. Pour lui, "les tablettes tactiles favorisent
le développement de certaines capacités mais ne sont pas du tout utiles pour
d'autres". Il faut donc rester mesuré
dans leur usage.
"DÉVELOPPEMENT D'UNE INTELLIGENCE INTUITIVE"
Côté pile, Serge Tisseron leur accorde une vertu : "Les
tablettes favorisent le développement d'une intelligence intuitive ; les
enfants tentent des actions, et reproduisent celles qui fonctionnent,
remarque-t-il. Résoudre de petits problèmes encourage la construction de
l’intelligence." En revanche, côté face, elles n'apportent pas, juge-t-il,
l'essentiel, notamment pour les moins de 3 ans. A cet âge, l'enfant doit mettre
en place ses repères spatiaux et temporels. "Les tablettes, c'est un
éternel présent, constate le psychiatre, pour le déplorer. Alors que lorsque
les enfants utilisent des petits livres cartonnés, ils peuvent voir l'avant –
les pages déjà vues –, le pendant – la page devant eux – et l'après – les pages
restantes."
En 2007, Serge Tisseron avait pris la tête d'une croisade[3] de
nombreux scientifiques contre l'arrivée en France de chaînes de télévision
spécialement conçues pour les moins de 3 ans. "Les études ont montré que
la télévision est nocive[4] en
dessous de cet âge. Avec les tablettes, je réserve mon jugement",
explique-t-il. Son principal opposant d'alors, Michael Stora, reste aujourd'hui
son premier contradicteur. "De plus en plus de collègues sont moralistes,
dans la guidance parentale. Cette tendance à diaboliser[5]
l'écran a un effet pervers : on en fait un objet de désir. Quand les
parents s'inquiètent trop, cela crée un risque d'utilisation
transgressive", juge-t-il. Pour lui, l'essentiel est dans la manière
d'utiliser l'objet : "Ce qui compte, c'est la façon dont l'enfant est
accompagné".
[1] Doudou : Objet préféré d’un enfant (peluche, morceau de tissu,
etc) qu’il garde toujours avec lui et qui le réconforte.
[2] Application : logiciel informatique (software)
[3] Croisade : ici, combat idéologique.
[4] Nocive : mauvaise, toxique.
[5] Diaboliser : verbe construit sur le mot « diable »
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